Yûrai / Tixiana
- Osez-vous somnoler à l’ombre des cerisiers dans une heureuse sécurité, dans une vie frivole comme la fleur du jardin, alors que vos frères ben-huriens n’ont plus pour demeure que les selles des chameaux ou les entrailles des vautours ? Que de sang versé ! Que de belles jeunes filles ont dû, de honte, cacher leur doux visage dans leurs mains ! Les valeureux sarozaar s’accommodent-ils de l’offense et les preux Yûrais acceptent-ils le déshonneur ?
Toute l’assistance fut secouée par les gémissements et les lamentations, mais al-Kentali n’avait que faire de leurs sanglots.
- La pire arme de l’homme, lança-t-il, c’est de verser des larmes quand les épées attisent le feu de la guerre.
Sans turban, la tête rasée en signe de deuil, le vénérable cadi Ahmad al-Kentali pénétra en criant dans le vaste diwan du Grand sultan Nebuhadnissar ad-Ghazi. A sa suite, une foule de compagnons, jeunes et vieux. Ils approuvaient bruyamment chacun de ses mots et offrent, comme lui, le spectacle déconcertant d’une barbe abondante sous un crâne nu. Quelques dignitaires de la cour tentèrent de le calmer, mais, les écartant d’un geste dédaigneux, il avança résolument vers le milieu de la salle, puis, avec hargne, il sermonna tous les présents, sans égards pour leurs rangs :
- Osez-vous somnoler à l’ombre des cerisiers dans une heureuse sécurité, dans une vie frivole comme la fleur du jardin, alors que vos frères ben-huriens n’ont plus pour demeure que les selles des chameaux ou les entrailles des vautours ? Que de sang versé ! Que de belles jeunes filles ont dû, de honte, cacher leur doux visage dans leurs mains ! Les valeureux sarozaar s’accommodent-ils de l’offense et les preux Yûrais acceptent-ils le déshonneur ?
Toute l’assistance fut secouée par les gémissements et les lamentations, mais al-Kentali n’avait que faire de leurs sanglots.
- La pire arme de l’homme, lança-t-il, c’est de verser des larmes quand les épées attisent le feu de la guerre.
S’il a accompli son voyage jusqu’à la capitale du Sultanat, trois longues semaines sous l’imparable soleil du désert du Rekdal, ce n’était point pour mendier la pitié mais pour avertir les plus hautes autorités du monde sarozaar de la calamité qui vient de s’abattre sur les peuples ben-huriens et pour leur demander d’intervenir sans délai afin de mettre un terme au carnage.
« Jamais, depuis Sukh Khazar, que Dieu le maudisse, les Sarozaar n’ont été humilié de la sorte, répéta al-Kentali, jamais auparavant leurs contrées n’ont été aussi sauvagement dévastées. » Les hommes qui accompagnaient le cadi s’étaient tous enfuis des villes saccagées par l’envahisseur ; certains d’entre eux comptaient parmi les rares rescapés d’Harawa. Il les avait emmenés avec lui pour qu’ils puissent raconter, de leur propre voix, le drame qu’ils avaient vécu, un mois plus tôt.
« Jamais, depuis Sukh Khazar, que Dieu le maudisse, les Sarozaar n’ont été humilié de la sorte, répéta al-Kentali, jamais auparavant leurs contrées n’ont été aussi sauvagement dévastées. » Les hommes qui accompagnaient le cadi s’étaient tous enfuis des villes saccagées par l’envahisseur ; certains d’entre eux comptaient parmi les rares rescapés d’Harawa. Il les avait emmenés avec lui pour qu’ils puissent raconter, de leur propre voix, le drame qu’ils avaient vécu, un mois plus tôt.
C’était en effet durant le premier jour du mois de Yerson que les Hassling s’étaient emparé de la citadelle d’Harawa après un siège de trente jours. Les exilés tremblaient encore à la simple énonciation de ce sinistre événement, et leurs regards se figeaient comme s’ils voyaient encore devant leurs yeux ces grands chevaliers blonds en armures de mailles et de plates qui se répandaient dans les rues, sabre au clair, égorgeant hommes, femmes et enfants, pillant les maisons et profanant les mosquées. Lorsque la tuerie s’était arrêtée, deux jours plus tard, il n’y avait plus un seul Sarozaar dans les murs. Quelques-uns avaient profité de la confusion pour se glisser au-dehors, à travers les portes que les assaillants s’étaient fait une joie d’enfoncer. Les autres gisaient par milliers dans les flaques de sang au seuil de leurs demeures ou aux abords des mosquées. Parmi eux, un grand nombre d’imams, d’ulémas et d’ascètes soufis qui avaient quitté leurs pays pour venir vivre une pieuse retraite à l’intérieur des murs d’Harawa. Les derniers survivants ont été forcés d’accomplir la pire des besognes : porter sur leur dos les cadavres des leurs, les entasser sans sépulture dans des terrains vagues, puis les brûler, avant d’être, à leur tour, massacrés ou soumis à la servitude.
Le sort réservé aux adeptes du culte solaire qui y vivaient fut tout aussi atroce. Aux premières heures de la prise, plusieurs d’entre eux ont participé à la défense de leurs quartiers situés au nord de leur ville. Lorsque le pan de la muraille qui surplombait leurs maisons s’était écroulé et que les guerriers blonds ont commencé à envahir les rues, les solariens s’affolèrent. La communauté entière, reproduisant un geste ancestral, se rassembla dans le Templo Major pour y prier. Loin de s’en émouvoir, les Hassling bloquèrent les issues, puis, empilant des fagots de bois tout autour, ils y mirent le feu. Ceux qui tentaient de sortir étaient aussitôt exterminés dans les ruelles avoisinantes. Les autres périrent, brûlés vifs. Quelques jours après ce drame, les premiers réfugiés d’Harawa parvinrent aux portes de Yûrai, aux portes du désert de Rekdal, à Qu’araca. En tant que grand cadi, al-Kentali accueillit ces gens avec bienveillance. Ce magistrat d’origine temûrienne était la personne la plus respecté de sa ville ; aux Harawiens, il leur prodigua conseils et réconforts. Selon lui, un Sarozaar ne doit pas rougir de fuir sa demeure. Les premiers sarozaar ne furent-ils pas des nomades, des bédouins, qui durent quitter leurs contrées en orient, dont les populations leurs étaient hostiles, pour chercher refuge en Yûrai, où leur religion était mieux accueillie ? Et n’est-ce pas à partir de leur lieu d’exil qu’ils lancèrent la guerre sainte, le Jihad, pour libérer leur patrie des idolâtres ? Les réfugiés devaient à présent se savoir les combattants d’une guerre sainte, les Moujahidines par excellence, si honorés dans les mythes que l’émigration du peuple sarozaar fut considéré comme les prémices de leur « Nahda », leur renaissance. Pour beaucoup, l’exil était même un devoir impératif. Nombre d’ulémas furent scandalisés de voir que certains Sarozaar, « subjugué par l’amour du pays natal », acceptaient de vivre en territoire occupé. « Il n’y a, dira un célèbre chroniqueur du nom d’al-Arasha, pour un Sarozaar, aucune excuse devant Dieu à son séjour dans une ville d’incroyants, sauf s’il est simplement de passage. En terre sarozaar, il est à l’abri des peines et des maux auxquels on est soumis dans les pays étrangers ; comme entendre, par exemple, des paroles écoeurantes au sujet des prophètes et des messagers divins, particulièrement dans la bouche des plus sots, être dans l’impossibilité de se purifier et de vivre au milieu des porcs et tant de choses illicites. Gardez-vous, gardez-vous de pénétrer dans leurs contrées ! Il faut demander à Dieu pardon et miséricorde pour une telle faute. L’une des horreurs qui frappent les yeux de quiconque habite le pays des infidèles et des paiens est le spectacle des prisonniers sarozaars qui trébuchent dans les fers, qui sont employés à de durs travaux et traités en esclaves, ainsi que la vue des captives portant aux pieds des anneaux de fer. Les cœurs se brisent à leur vue, mais la pitié ne leur sert à rien. »
Excessifs du point de vue de la doctrine, les propos d’al-Arasha reflétèrent néanmoins l’attitude de ces milliers de réfugiés rassemblés à Qu’araca. Si c’était bien évidemment la mort dans l’âme qu’ils ont abandonné leurs maisons, ils étaient déterminés à ne jamais revenir chez eux avant le départ définitif de l’occupant venu d’Occident et résolus à éveiller la conscience de leurs frères et sœurs dans toutes les contrées sarozaars. Autrement, pourquoi seraient-ils venus à Tixiana, sous la conduite d’al-Kentali ? N’était-ce pas vers le sultan que doivent se tourner les Sarozaars en ces heures qui s’annoncent difficiles ? N’est-ce pas vers le prince des croyants que doivent s’élever leurs plaintes et leurs doléances ?
A Tixiana, la déception des réfugiés sera à la mesure de leurs espoirs. Le sultan Nebuhadnissar commença par leur exprimer sa profonde sympathie et son extrême compassion, avant de charger six hauts dignitaires de la cour d’effectuer une enquête sur ces fâcheux événements. Ainsi que l’on pourrait s’y attendre, l’on n’entendit jamais plus parler de ce comité des sages. La guerre au Proche-orient, loin d’être bientôt achevée, ne faisait que commencer.
A Tixiana, la déception des réfugiés sera à la mesure de leurs espoirs. Le sultan Nebuhadnissar commença par leur exprimer sa profonde sympathie et son extrême compassion, avant de charger six hauts dignitaires de la cour d’effectuer une enquête sur ces fâcheux événements. Ainsi que l’on pourrait s’y attendre, l’on n’entendit jamais plus parler de ce comité des sages. La guerre au Proche-orient, loin d’être bientôt achevée, ne faisait que commencer.